Pour Nicolas Tenzer
PIOTR BIŁOS
Professeur des Universités, littérature polonaise moderne et contemporaine, responsable de la section de polonais, Inalco, Paris.
La diplomatie repose-t-elle sur des principes intangibles, autrement dit, est-il possible de circonscrire une essence de celle-ci ? La diplomatie et le droit international doivent-ils s’opposer au diktat de la force ? Quelle est la part de la nature et quelle est celle de l’artifice dans les relations entre ces entités de degré supérieur que sont les nations et les États ? L’argument de la force, de la supériorité serait-il le seul facteur déterminant dans les luttes de pouvoir qui dominent la scène internationale ? Où situer alors l’exigence de justice et de respect des valeurs éthiques ? La force brute, non régulée par le principe de la justice, n’est-elle pas amenée à s’autodétruire ? Faut-il considérer l’ordre comme une fin en soi ou garder à l’esprit que ce qui importe vraiment est le respect de la dignité de l’homme et la création continue de conditions lui permettant de mieux s’accomplir ? Que vaut en effet la puissance d’un État si sa politique n’est pas animée par la recherche du bien de ses habitants en harmonie avec l’ordre universel ? Voici les questions auxquelles tente de répondre une œuvre majeure de philosophie politique européenne, l’Essai sur la diplomatie d’Adam Jerzy Czartoryski.
Une erreur fréquente consiste à lire la situation polonaise à l’aide d’outils conceptuels se rapportant à la France. Or l’histoire récente de la Pologne a été à bien des égards le pendant alternatif de celle de la France : cette dernière allait connaître une envolée à partir du règne de Louis XIV (1638-1715) ; la Pologne, appelée Respublica depuis 1569 (après l’Union de Lublin), fait l’expérience d’un XVIIe siècle funeste à cause en particulier de la révolte cosaque de Khmelnytsky (1648) et du Déluge suédois (1655-1556). Ces deux menaces, trame de la fameuse Trilogie de Henryk Sienkiewicz, prix Nobel de littérature, ont fini par être surmontées, mais leurs conséquences pèseront lourd sur les destinées de ce pays au cours des trois siècles à venir.
Joseph Conrad
Fondée sur des principes pionniers tels que le parlementarisme, l’électivité du roi et – last but not least – l’union des peuples, la Respublica, comme l’a écrit Joseph Conrad, ne devait pas sa forme ni son extension à des guerres de conquête. Cet État européen, jadis le plus étendu territorialement, est né de la décision mûrement réfléchie des « représentants de la Pologne et des terres de langue lituanienne et ruthène » de constituer un organisme commun, autrement dit, de faire corps. Conrad rappelle le préambule du premier traité de l’Union (1413) : « Cette Union, étant le résultat non de la haine, mais de l’amour » et parle d’une « combinaison unique dans l’histoire du monde » ; nous, nous savons que la Respublica est aussi un ancêtre de l’Union Européenne actuelle dans l’Europe du Centre-Est d’alors. Aux antipodes des tendances absolutistes, le système politique polonais prenait appui à l’intérieur sur la promotion des libertés y compris religieuses (d’où le soutien apporté au paganisme persécuté comme ce fut le cas dans la lutte contre les Teutoniques[1]) et se caractérisait sur le plan de la politique extérieure par une série de fusions volontaires, résultats de compromis forgés à la faveur de rencontres et de débats entre les parties engagées.
Ainsi les « unions » de Krewo (1385) et Horodło (1413) marquent une énième étape dans l’approfondissement de la coexistence partagée au sein d’un organisme politique communément consenti avec la Lithuanie et la Ruthénie, un processus dont l’Union de Lublin de 1569 constitue le parachèvement.
Le grand Conti
Fait symbolique, et qui mérite d’être rappelé en France : François-Louis de Bourbon-Conti, le grand Conti, poussé par Louis XIV, est élu en 1697, Roi de Pologne par une majorité de la szlachta (nom donnée à la noblesse polonaise, égalitaire dans son statut et plus nombreuse que dans les pays d’Europe de l’Ouest ; depuis, 1572, elle élit viritim son roi). La Russie épaulée par l’Autriche et le Brandebourg impose alors, en violation des résultats du vote, son candidat. C’est le début d’un long processus : au XVIIIe siècle, la Pologne va devenir de fait un protectorat tsariste à l’issue d’incidents aussi spectaculaires que choquants tels que la Diète muette (en 1717) ou, par la suite, le rapt organisé par l’ambassadeur Repnine (en 1767-1768) de certains parmi les plus hauts personnages de l’État. La défense des libertés polonaises sert alors de prétexte pour les puissances étrangères dans leurs menées visant à asservir davantage le pays.
De telles épreuves ont pour effet d’encourager à une prise de conscience de la cause de la liberté, mais elles dévoilent aussi une tradition bien plus dérangeante : l’appât des gains privés (en polonais : « prywata ») auquel cèdent certains grands personnages de l’État l’emporte sur leur attachement à la liberté nationale : c’est ce que va incarner le tristement célèbre épisode des confédérés de Targowica : hostiles aux avancées de la Constitution du 3 mai 1791, ceux-ci vont de leur propre gré se laisser manipuler par Catherine II car ils croient naïvement que la Tsarine va les aider à conserver leurs privilèges. Leur action aura pour résultat l’entrée de l’armée russe en Pologne. L’asservissement du plus grand État d’Europe a donc été réalisé avec le concours de certains représentants de la szlachta ou de la magnateria (la noblesse enrichie et disposant de charges, en rupture avec le principe d’égalité statutaire), les couches sociales les plus élevées.
La Fayette et Joachim Lelewel
Finalement, à la suite des Partages (le dernier se produit en 1795), la Respublica disparaît de la carte, ce qui entraîne une mobilisation sans précédent des élites et des masses en vue de retrouver la liberté. Au XIXe siècle, la cause polonaise se confond avec la lutte pour la liberté, d’abord celle des peuples, préalable indispensable à celle des individus. Un historien exceptionnel, Joachim Lelewel (1786-1861), professeur d’histoire à l’Université de Wilno, qui a compté parmi ses disciples le géant romantique et pèlerin de la liberté, Adam Mickiewicz, forge la formule : « Pour notre liberté et la vôtre ». En 1830, l’Europe est secouée par l’effervescence révolutionnaire. Les Belges se soulèvent contre les Pays-Bas. L’insurrection qui éclate le 29 novembre 1830 à Varsovie bloque l’aide militaire que la Russie proposait d’envoyer aux Pays-Bas. Les Polonais ont ainsi servi directement la cause de l’indépendance belge.
Le général La Fayette, engagé dans l’aide aux réfugiés polonais aux côtés de Lelewel, accueille ce dernier dans son domaine de La Grange. Joachim Lelewel est d’abord arrêté, puis, à la demande de l’Ambassadeur russe en France, expulsé de France. Il s’établira en Belgique où il poursuit son engagement politique en faveur de l’émancipation de la Pologne qu’il associe intimement à l’idée d’égalité entre citoyens au sein d’un système démocratique et républicain (il dirige notamment l’organisation « Jeune Pologne » qui collabore étroitement avec le mouvement « Jeune Europe » de Guiseppe Mazzini et dont l’action aboutira au « Printemps des peuples » en 1848). En parallèle à cette activité politique fervente, Lelewel s’adonne à des recherches scientifiques d’envergure européenne. C’est ce que montre actuellement l’exposition « Lelewel, un graveur polonais » organisée par le Musée National de Cracovie (section de la Halle aux Draps, « oddział Sukiennice »)[2] : outre ses recherches sur l’histoire de la Pologne, Lelewel s’intéresse à la méthodologie de l’histoire, à l’antiquité, à l’histoire orientale, à l’histoire de la Scandinavie, l’archéologie, l’héraldique, la sfragistique (l’étude des sceaux), l’histoire du droit, la bibliographie, la linguistique, la cartographie et la géographie, à la gravure ainsi qu’à la numismatique. L’exposition de Cracovie permet de voir certaines parmi les 270 gravures à l’eau-forte et sur cuivre réalisées par Lelewel.
Au XIXe siècle, autre fait qui mérite d’être rappelé dans une perspective française, Paris va devenir pour les Polonais une véritable capitale culturelle et politique de remplacement et en exil : tout ce que la Pologne compte d’esprits libres et décidés à jouer la carte de l’opposition active à la tyrannie et aux monarchies réactionnaires converge alors vers la ville Lumière.
Fryderyk Chopin et « la Grande émigration »
Fryderyk Chopin arrive à Paris à l’automne 1831. Il vient de quitter Stuttgart où il a composé l’Étude Révolutionnaire en ut mineur en réaction à la chute de l’Insurrection et où il a également noté dans un Journal (qui, en dehors de la correspondance, est son unique œuvre littéraire autonome) ces mots révélateurs : « Dieu ! Tu existes mais Tu ne te venges pas ! – Tu n’as pas assez de massacres moscovites – ou – Tu es Moskal, Toi-même ! ». A Paris, Chopin rencontre le pianiste et journaliste musical Wojciech Sowiński, le Comte Komar et son épouse ainsi que leur fille, la belle Delfina Potocka, le Comte Ludwik Plater, le Prince Walenty Radziwiłł qui lui fait connaître ses premiers opéras parisiens. Dans ses lettres écrites en polonais à sa famille restée au pays les noms des Polonais de Paris abondent : Kondratowicz, Kunat, Plichta, Morawski, Niemojowski, Brykczyński, Biernacki, Oleszczyński etc. Mais c’est aussi à Paris que Chopin fait la connaissance des plus illustres représentants de « la Grande émigration », à savoir les exilés politiques ayant fui la Pologne frappée par les répressions consécutives à l’Insurrection de 1830-31. Il s’agit des généraux Rybiński, Dwernicki et Bem, et des membres du Gouvernement National condamnés à mort par contumace par les Russes tels que le Prince Adam Jerzy Czartoryski, Joachim Lelewel, Bonawentura Niemojewski, Teodor Morawski. Il s’agit également d’un groupe formé par les plus éminents artistes et intellectuels que compte alors le pays : le critique littéraire et musical, l’historien et le philosophe, Maurycy Mochnacki, l’un des fers de lance des Lumières polonaises, Julian Ursyn Niemcewicz déjà âgé, les chefs de file du romantisme Adam Mickiewicz, Juliusz Słowacki et Zygmunt Krasiński, mais aussi des compagnons de Varsovie, eux aussi poètes de talent, Stefan Witwicki et Józef Bohdan Zaleski.
On notera ces mots de Danuta Mucha qui se rapportent à la relation entre les Polonais de Paris et leur compatriote-compositeur : « Ce sont eux qui invitaient Chopin chez eux pour des fêtes religieuses ou nationales ou sans occasion. C’est pour eux qu’il jouait ses mazurkas, polonaises, nocturnes, valses, scherzos et chants composés pour les poèmes des poètes polonais, en transportant les pensées de ses auditeurs vers leur Patrie perdue. Un compositeur allemand et ami de notre artiste, Robert Schumann dit que : « Si le Tsar Nicolas Ier savait quel ennemi se cache dans les œuvres de Chopin, dans ces mazurkas toutes simples, il interdirait de jouer ces œuvres dans ce pays – ce sont des canons cachés dans les fleurs. » »[3]
Adam Jerzy Czartoryski, ministre des affaires étrangères et ambassadeur sans lettres de créance
Une césure fondamentale de l’histoire polonaise au XIXe siècle aura été l’insurrection de 1830-31 ; ayant éclaté le 29 novembre 1830, elle est appelée « Insurrection de novembre » en Pologne, « Powstanie listopadowe », et son échec, en dépit d’un rapport de forces défavorable aux Polonais, n’était pas préprogrammé. Désormais, les prérogatives octroyées aux Polonais durant le Congrès de Vienne seront systématiquement jugulées ; s’instaure une période de répressions ayant pour conséquence une émigration massive d’officiers et de soldats vers les pays d’Europe de l’Ouest, la France en particulier. On estime qu’ils seront environ 6000 hommes à rejoindre la France, rien que dans les années 1830. C’est aussi en France, à Paris, que prend alors ses quartiers le Prince Adam Jerzy Czartoryski (en 1843, il rachète l’hôtel Lambert sur l’ile Saint-Louis et le rénove à grands frais de façon à assurer une base matérielle et symbolique à son action). Éduqué dans le culte du libéralisme et formé aux conceptions utilitaristes britanniques, il avait été envoyé enfant par sa mère à la cour des tsars de Russie dans l’espoir qu’il pourrait un jour peser sur la politique russe dans un sens favorable à sa patrie opprimée. Il se voyait également confier la mission d’obtenir la levée du séquestre mis sur les biens, considérables, de la famille Czartoryski par la tsarine Catherine II. De fait, Czartoryski accèdera aux plus hautes responsabilités en matière de politique étrangère russe sous le règne du tsar Alexandre Ier : durant 3 ans, il dirigea le ministère bien qu’il n’eût pas obtenu formellement le titre de ministre. Pendant un temps, Czartoryski crut à la possibilité d’une restauration de la Pologne en lien avec la Russie, l’un des facteurs à l’origine de sa méfiance à l’égard des plans napoléoniens de conquête (y compris lorsque son père, en 1812, voulut le convaincre de se rallier à l’Empereur) avec, à la clef, la possibilité d’être associé aux travaux du Congrès de Vienne. C’est à son action que la Pologne devra d’obtenir une constitution dans le cadre de ce qui fut appelé le Royaume du Congrès. Toute sa vie, Czartoryski œuvra pour une restauration de la Pologne (et d’une libération des nations slaves) qu’il envisageait comme conditionnée par une rénovation des relations internationales ; dans la première partie de sa vie, antérieure à l’installation en France après 1830-31, partant du principe que la Russie est un État doté d’un vaste territoire, Czartoryski considéra que la Russie n’avait aucun intérêt à chercher à élargir indéfiniment ses frontières mais qu’elle devait s’engager dans les affaires européennes sur la base de l’universalisme des Lumières et de la défense des libertés.
Sa démission du ministère des affaires étrangères russe en juin 1806, marque un tournant décisif et irréversible dans sa prise de conscience du caractère illusoire de ces vues. Il se consacre alors à son poste de superintendant de l’éducation dans les territoires des confins de l’ancienne Pologne directement accaparées par la Russie (il s’agit essentiellement des terres de l’ex-Grand-Duché de Lituanie, correspondant aujourd’hui aux pays baltes, la Bélarus et l’Ukraine occidentale). C’est dans le cadre de ces nouvelles fonctions qu’il exerça celle de curateur de l’université de Wilno (aujourd’hui Vilnius) déjà évoquée, le plus grand établissement d’enseignement supérieur au sein de l’Empire russe[4] dont l’enseignement était assuré… en polonais et dans un esprit façonné par les Lumières polonaises de l’époque des réformes entreprises par le roi Stanislas Auguste Poniatowski. Celles-ci, ayant abouti à l’adoption de la Constitution du 3 mai 1791, avaient entraîné les nations spoliatrices et partageantes de la Pologne à redoubler d’efforts pour neutraliser un État qui menaçait dangereusement de relever la tête. La mort du tsar Alexandre 1er que Czartoryski avait servi et l’avènement de Nicolas 1er firent voler en éclats ses espoirs d’une Russie capable de se réconcilier avec la Pologne et considérant ses intérêts propres comme directement associés à ceux de la Pologne et de l’Europe. Dès lors, Czartoryski deviendra le chef de fil de la tendance libérale-conservatrice de l’opposition légale en Pologne, prenant la défense de la nation et de la société polonaises ainsi que des droits des nations et des individus en général contre l’arbitraire, la tyrannie et le despotisme russes. Sur ces points, en dépit de ses accointances avec la Russie, de ses liens personnels directs avec les élites et la culture russes, il rejoindra les positions d’Adam Mickiewicz pour lequel, lors des cours qu’il professa au Collège de France, la Russie était devenue « le gendarme de l’Europe » et « la prison des peuples ». L’image de la prison structurait déjà en profondeur « la Partie III » du drame romantique Les Aïeux (« Dziady »), l’un des chefs d’œuvre de Mickiewicz : le système oppressif de persécutions mis en place par la Russie tsariste s’y incarne dans le personnage du sénateur Novossiltsov (Nowosilcow), quant à la figure du « gendarme », nous la retrouvons notamment dans la scène finale de « l’appendice » de « la Partie III » intitulé « Voyage en Russie » où une voiture carcérale (« kibitka ») dévale une rue et conduit à Pétersbourg un prisonnier dont on ignore l’identité mais qui pourrait être « le roi de France », « le roi de Prusse » ou « de Saxe » :
La kibitka vole ; un gendarme frappe du poing le cocher, le cocher cingle du fouet les soldats, les soldats se ruent les uns sur les autres…
Mickiewicz lui aussi avait connu la Russie de près à l’issue de son inculpation lors du procès truqué des associations clandestines polonaises de l’université de Wilno (les Philomates et les Philarètes) et une condamnation à l’exil en Russie pour une durée de 4 ans. A cette époque, la pensée politique polonaise est traversée par la question : la reconquête de la liberté et de la souveraineté nationales doit-elle s’appuyer sur les efforts et les capacités des Polonais eux-mêmes ou convient-il d’œuvrer en appui sur les forces actives de progrès et de liberté à l’échelle de l’Europe, voire du monde entier ?
De fait, les Polonais étaient loin d’être la seule nation opprimée et soumise à un pouvoir étranger, spoliée de ses biens ainsi que de son droit à forger la forme de son destin et à fixer les directions de celui-ci. L’époque est marquée par les aspirations nationales des Belges déjà évoqués, Grecs, Bulgares, Croates, Serbes, Roumains, Hongrois, Finlandais, Italiens, Irlandais, mais aussi, comme Czartoryski le reconnaîtra lui-même dans une lettre à l’historien et au romancier et dramaturge Julian Ursyn Niemcewicz, des Lithuaniens et des Biélorusses. Il est vrai qu’une proximité particulière s’instaure avec les Italiens et les Polonais sont nombreux à combattre aux côtés de Garibaldi tandis que certains Italiens tels que Francesco Nullo ou Luigi Caroli se rendent sur les terres polonaises afin de soutenir le nouvel effort insurrectionnel polonais de 1863. On peut dire que Czartoryski entend dépasser l’alternative ne compter que sur ses propres forces ou agir de conserve avec les autres combattants de la liberté, ce qui l’amène à concilier les deux positions : d’un côté, il s’efforce de porter la question polonaise à l’attention des gouvernements anglais et français et, plus largement, les élites politiques de ces pays, de l’autre côté, il envoie des émissaires à travers l’Europe et afin de contrer l’influence russe et soutenir les préparatifs militaires en vue des conflits à venir. Ainsi, Michał Czaykowski, nommé chef de la mission d’Orient, s’installe dans l’empire ottoman où en 1842 il acquiert des terres et où sera fondée une colonie polonaise destinée à fournir une assise matérielle et logistique aux réfugiés de l’insurrection de 1830-31. Cette colonie sera nommée Adampol en hommage à Adam Jerzy Czartoryski.
L’ « Essai sur la diplomatie », un ouvrage fondamental de philosophie politique
Si nous revenons à la figure d’Adam Jerzy Czartoryski aujourd’hui, ce n’est pas seulement afin de mieux comprendre l’histoire de la Pologne ainsi que les liens qui rattachent ce pays et sa culture à la France. C’est aussi, dans une optique universaliste, en raison d’un ouvrage que Czartoryski a consacré à la question de la diplomatie et des relations internationales. Car L’essai sur la diplomatie constitue une vaste synthèse philosophique sur les notions de droit naturel, de droit des gens (des nations), de système international où les principales idées de la philosophie politique du Moyen Âge, de la Renaissance et des Lumières ont été fusionnées de manière originale et rapportées aux idéaux hérités du christianisme[5]. Cet ouvrage (rédigé en français) n’ayant pas bénéficié au moment de sa parution de circonstances favorables[6] devrait susciter l’intérêt de quiconque s’intéresse aux questions générales soulevées dans le cadre de la philosophie politique et de l’ordre politique international, mais aussi – de manière plus ciblée – à l’enjeu que représente aujourd’hui l’architecture des relations entre l’Union Européenne et la Fédération de Russie, en particulier sous le règne de Vladimir Poutine. Selon Czartoryski, le droit international doit prendre pour base l’existence des nations à titre de réalité intangible, et c’est au nom de ce principe qu’il appelle de ses vœux une réforme de la diplomatie. Il conçoit celle-ci comme une pratique à laquelle il n’est pas possible de se soustraire et qu’éclaire la science des mécanismes politiques permettant de réduire la distance qui se creuse sans cesse entre ce qui est et ce qui devrait être chaque fois que les nations entretiennent des rapports réciproques (l’écart entre le fait et le droit). Intangible, le droit des nations (des gens et des peuples) ne cesse pourtant d’être violé ; c’est comme si l’état de nature, considéré comme devant être à tout prix surmonté à l’intérieur des États, était jugé légitime dans les relations des États et des nations entre eux. Comment expliquer ce curieux paradoxe ? Certains n’ont de cesse de trouver des fondements théoriques à l’usage de la force entre les États comme si, appliquée à ce domaine, la force avait la capacité de s’autolégitimer et ainsi de rendre « juste » son imposition aux entités plus dociles ou incapables de faire face aux plus puissantes et adoptant un comportement de prédateur. La soumission des États faibles aux plus forts, en ce qu’elle aurait une assise naturelle, devrait être sanctionnée par le droit…
Czartoryski en rejetant fermement cette conception retrouve les inspirations ayant jadis guidé le chef de file de la représentation polonaise lors du Concile de Constance (en 1414-1418), Paweł Włodkowic, théoricien de la guerre juste et du droit des peuples, patron, aux côtés de Stanisław de Skarbimierz, de l’école polonaise du droit international qui cherchait alors à imposer, dans une Europe chrétienne plutôt rétive à de telles idées, le principe que tous les peuples bénéficient de droits, y compris ceux encore païens, et qu’une christianisation menée par la violence représente une contradiction en soi. Gardant également à l’esprit les Partages de la Pologne et considérant ceux-ci comme un crime, Czartoryski défend l’idée d’une diplomatie morale (politique et éthique sont non seulement conciliables, mais la seconde est la condition du succès de la première) contre un état de fait où la guerre est devenue l’unique moyen du règlement des conflits internationaux. De même que les individus qui ne peuvent vivre entre eux qu’en s’astreignant à des règles, de même les nations doivent accepter le principe d’un usage limité de la force. Dans une formule saisissante, Czartoryski écrit en effet que « l’idée de justice n’est pas un résultat du pacte social », mais qu’« au contraire, » « c’est elle qui a fait la société. » (on peut déceler dans ces conceptions une anticipation du « patriotisme constitutionnel » de Habermas…)
Comme il s’était opposé à une hégémonie napoléonienne en l’Europe, Czartoryski combat à présent l’impérialisme russe qui vise à imposer sa toute-puissance en Europe et au-delà des frontières de celle-ci. Surtout, il met en garde contre une diplomatie qui ne chercherait pas à lier ce qui est utile à ce qui est juste. Son raisonnement qui semble pourtant imparable, mérite réflexion : ce que réclame de nous l’auto-défense, l’autoconservation d’un côté, et le principe du bien général, la cause de l’humanité de l’autre côté, sont intimement liés, ne forment qu’un tout. Mais Czartoryski a bien conscience que si l’homme a accès au bien, il est toujours tenté de faire le mal, aussi bien sur le plan individuel que public, aussi bien à l’échelle des hommes individuels qu’à celle des États et des nations ; c’est pourquoi le théoricien de la diplomatie se pose ouvertement la question d’une juridiction, d’un exécutif de droit international chargé de veiller au respect des principes de justice dans les relations entre les États et les nations car le seul équilibre des forces ne suffit pas. Toutefois, ce n’est pas dans un pouvoir fort, national ou international, qu’il place ses espoirs ; la concertation et la liberté d’opter pour la bonne décision doivent avoir l’ascendant. On notera que ce libéralisme reste suspendu à un principe inaliénable, devant donc être observé par tous : que chacun puisse être maître chez soi, car l’asservissement d’une nation par une autre est une donnée qui vient ruiner toute possibilité d’un fonctionnement de l’ensemble (idées qui entrent en consonance avec le Projet de paix perpétuelle d’Emmanuel Kant datant de 1795), sans compter que l’asservissement des autres a pour corollaire l’asservissement de soi. Pour Czartoryski, cette liberté intérieure qui oriente l’homme vers le bien et la justice, le droit de décider soi-même pour soi dans le respect de principes universels, procède d’une loi naturelle ; elle a été donnée par le Créateur à l’homme. On retrouve sur ce plan la synthèse des idées des Lumières et celles issues du christianisme. C’est cette synthèse qui pousse Czartoryski à privilégier la liberté, et ce malgré ses insuffisances, ses faiblesses et son caractère foncièrement incertain, instable, par rapport à l’autorité et la tentation autoritaire. Sur le plan international et rapportée aux États, cette liberté doit être encadrée par le droit naturel et inaliénable de chaque nation à pouvoir disposer d’elle-même. Pour reprendre le vocabulaire employé dans l’Essai sur la diplomatie : il convient de réaliser une harmonie entre les différentes « sections du genre humain » (les nations et les États) et « l’association universelle qui les unit. » Un tel principe est à la fois éthique et rationnel. C’est ce qui conduit l’auteur à proposer la conclusion suivante : « Le désir sincère du bien peut seul donner des résultats durables. » Nil violentum durabile. Cela revient à admettre que le progrès matériel, civilisationnel et technique n’est pleinement valable que s’il va de pair avec le progrès éthique. Inutile de dire à quel point ce constat reste d’actualité.
Retour sur l’histoire récente
Dernière observation : si l’on redescend du niveau de ces principes généraux pour se pencher sur l’histoire récente, celle évoquée en introduction de cet exposé, l’histoire des trois (ou quatre) derniers siècles, force est de reconnaître cette vérité : le démembrement de la Pologne, réalisé au moyen de la politique de la force, n’a pas eu pour seule conséquence les malheurs des Polonais ; fondamentalement, il a représenté, selon l’expression de Joseph Conrad, un « crime », soit une régression d’ordre moral et éthique tout autant qu’une catastrophe politique, l’inoculation d’un virus dans les relations internationales, lequel – au terme du processus – s’est soldé par la politique d’extermination menée par l’Allemagne nazie, la Shoah et, de l’autre côté, le régime de terreur, sanglant et négateur de la dignité humaine, du communisme en Europe centrale et orientale. Aujourd’hui, cette leçon d’histoire peut servir de mise en garde, par exemple par rapport à l’Ukraine et à la Bélarus[7], soit, faut-il le rappeler ? deux entités ayant jadis fait partie de la Respublica.
Quelles leçons tirer de ces aperçus historiques et théoriques du point de vue de l’état actuel des relations entre les nations et les États ? L’imposition de la force avec pour objectif la subordination voire l’annihilation de l’Autre relève d’une politique que l’on peut qualifier d’hasardeuse car elle finit, tôt ou tard, par se retourner contre l’agresseur. Ce type de politique n’a rien apporté, à part l’opprobre et la douleur. Une chose est sûre : quiconque s’interroge sur les moyens de surmonter l’alternative entre idéalisme et réalisme dans les rapports entre les nations et les États trouvera de quoi nourrir sa réflexion dans L’Essai sur la diplomatie d’Adam Jerzy Czartoryski.
Piotr Biłos
L’auteur est Professeur des Universités, enseigne la littérature polonaise moderne et contemporaine et est responsable des études polonaises à l’Inalco, Paris. A passé son enfance entre l’Algérie, le Maroc et la Pologne. Vit à Paris, Cracovie et Varsovie. Auteur d’Exil et modernité, vers une littérature à l’échelle du monde (Classiques Garnier, 2012), des Jeux du „je”, construction et déconstruction du récit romanesque chez Wiesław Myśliwski (Classiques Garnier, 2016) et de Powieściowe Światy Wiesława Myśliwskiego (Cracovie, Znak, 2017). A également publié en français une histoire complète de la Pologne intitulée La Pologne, Fantaisie-Impromptu, Le prix de la République (éditions Spotkania, 2018). Ses essais sont disponibles sur le site : https://wszystkoconajwazniejsze.pl/autorzy/prof-piotr-bilos/
Voir bio : https://uwb.edu.pl/nowosci/aktualnosci/prof-piotr-bilos-z-mistrzowska-prelekcja-na-uwb/0d969a06
[1] Voir sur ce point la figure de Paweł Włodkowic, acteur du Concile de Constance (1414) et l’un des pères fondateurs du principe d’un droit des nations nécessitant d’être acté et protégé. Ses textes concernent le principe de la guerre juste, de la défense des païens et élaborent par anticipation le concept de « génocide », crime de masse perpétré contre un groupe ethnique et frauduleusement légitimé par des arguments liés à la foi religieuse. Voir le chapitre : « L’„Essai sur la diplomatie”, un ouvrage fondamental de philosophie politique ».
[2] Voir: https://lovekrakow.pl/aktualnosci/lelewel-rytownik-polski-nowa-wystawa-w-sukiennicach_44535.html
[3] Danuta Mucha, « Le patriotisme de Frédéric Chopin », Annales de l’Académie polonaise des Sciences, vol. 13, Paris, 2010.
[4] Daniel Beauvois, « Vilna, la plus importante université́ de l’empire russe de 1803 à 1832,berceau des gloires polonaises du XIXe siècle », Annales de l’Académie polonaise des Sciences, vol. 13, Paris, 2010.
[5] Essai sur la diplomatie, Adam Jerzy Czartoryski, postface de Marek Kornat, Éditions Noir sur blanc, Lausanne, 2011.
[6] Il paraît une première fois en 1830, avant les événements de juillet, mais de manière anonyme, c’est-à-dire sans que l’ouvrage puisse bénéficier retentissement du nom de son auteur. Il reparaîtra en 1864 au moment de l’écrasement de l’insurrection.
[7] Orthographe privilégiée sciemment : „La Bélarus”.